Histoire
: Afin
de venger la mort de son père, décapité
par un traître, un jeune homme (Ti Lung) décide
d'infiltrer le clan ennemi, commanditaire de cet assassinat
et maître dans l'art de manier les poisons. Au cours
de son périple, il côtoiera la mort et se liera
avec de curieux personnages...
Critique
de David-Olivier : Jade
Tiger est une nouvelle réussite du surdoué
Chu Yuan qui se présente comme une sorte de croisement
entre le film d'espionnage (son côté "infiltration"
du camp ennemi) et les arts martiaux (fort bien représentés
par Tang Chia et Huang Pei Chi). Est-ce un signe, le film
est adapté d'un roman de Ku Long et, chose assez rare
pour être mentionnée, il participe même
à l'écriture du scénario ! Il en ressort
un récit complexe, en perpétuelle évolution
(cheminement psychologique du héros parallèle
au cheminement géographique, le tout marqué
par de grandes étapes) et aux multiples rebondissements
- on appelle ça des "twists" aujourd'hui
! -, construit de manière à surprendre le spectateur
jusqu'à son issue finale. Cette impression de mouvement
nous fait d'autant mieux réaliser la prise de conscience
progressive, par le héros, de la nature non figée
des choses : il perd ses certitudes et sa vision manichéenne
de la vie. Il arrive parfois à en jouer (lors de la
confrontation entre les deux commerçants dont l'un
est prétendu traître) mais en est bien souvent
la première victime. C'est
à l'intérieur du "tigre
de jade" que se trouve l'éclair ultime qui va
mener Ti Lung à la réalité en lui faisant
jaillir la vérité au visage : en l'espace de
quelques secondes, son référentiel va s'effondrer,
ses croyances disparaître et il regardera avec des yeux
neufs son parcours passé. Devant le sacrifice de son
père et pour sauver son clan, il sait qu'il devra lui-aussi
se sacrifier... et sacrifier ceux qu'il aime.
Jade
Tiger est riche en thèmes
et en personnages à l'épaisseur
non feinte. Chu Yuan y développe une vision complexe
de l'amour et ne cesse de poser la question : l'amour doit-il
être sacrifié sur l'autel de l'honneur et du
devoir ? Le personnage de Ti Lung est tragique : pour infiltrer
le camp ennemi, il lui faut se faire passer pour un autre
et en épouser une femme (alors qu'il est déjà
marié). Le jour des noces, sa première épouse
se présente à lui pour lui demander des explications
sur son comportement et il fait mine de ne pas la reconnaître
malgré ses pleurs et prières. La scène
se déroule sous les yeux des deux clans : Ti Lung est
puissant dans cette séquence et on peut raisonnablement
dire qu'il est au sommet de son jeu d'acteur. Lo Lieh quant
à lui revêt sa tunique de méchant et nous
prouve une nouvelle fois qu'il est un des plus grands acteurs
de l'écurie Shaw Brothers : aussi à l'aise au
combat que dans la comédie ou le drame... un acteur
complet !
Sans en parler directement, Chu Yuan aborde aussi la question
religieuse en nous présentant une communauté
très proche de la philosophie bouddhiste : d'anciens
épéistes, lassés par la violence et les
passions, se refusant le droit de juger et de condamner (un
des membres va soigner Ti Lung même s'il sait que celui-ci
cherche à se venger d'un de ses proches), jouent un
rôle central dans Jade Tiger. Deux fois ils viendront
au secours du héros : ils sauveront tout d'abord son
corps empoisonné au début du récit, puis
ils sauveront son âme, elle aussi empoisonnée,
à son dénouement. Pour eux, toute personne qui
ne rompt pas les liens avec la "société
civile" est condamné aux tourments : amour, haine,
violence, devoir, honneur... toute passion conduit au malheur.
La coupure se doit d'être franche et nette, aucun mi-chemin
n'est possible. Ainsi, le personnage de Yueh Hua, raisonnable
et bon, se sent obligé de rejoindre le camp des méchants
(et quels méchants ! cruels, fourbes et spécialistes
des armes à base de poison !), même s'il n'adhère
pas du tout à leurs idéaux. Il doit le faire,
c'est son devoir... Il en perdra son âme. Et tout ça
malgré la semi-retraite qu'il partageait avec sa jeune
sœur, loin des hommes, de la politique et de l'ambition.
Comme c'est souvent le cas chez Chu Yuan, les décors
sont splendides : les intérieurs des demeures, les
paysages, la "cour fantôme" des épéistes
retirés du monde... le tout sublimé par un réel
soin apporté à la lumière ainsi qu'aux
couleurs, et une mise en scène très travaillée.
On est vraiment en face d'un auteur, pas d'un simple faiseur,
honnête artisan des studios Shaw (comme il y en avait
tant).
Un très grand film.
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